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Le pays foyen
16 septembre 2011

Une rentière de Bergerac et ses correspondants pendant la guerre

Je conserve plusieurs correspondances familiales échangées entre 1939 et 1945. Elles émanent de familles de Sainte-Foy, du pays foyen, de Libourne et de Bergerac.

De la correspondance reçue par Mme veuve Gavard, de Bergerac, subsistent 85 lettres – les noms et les prénoms sont remplacés par ceux que Zola a donnés à des personnages de son roman « Le Ventre de Paris ». Voici des extraits de 12 lettres rédigées entre le 3 mars 1942 et le 29 décembre 1945.

Mme Gavard est catholique pratiquante comme tous les membres de sa famille et ses relations. Elle vit de ses rentes. Son gendre dirige une entreprise d’une cinquantaine d’employés près de Montluçon.

Deux préoccupations reviennent sans cesse : le maintien d’une sociabilité traditionnelle avec un savoir-vivre qui nous paraît aujourd’hui désuet : jours de visites des uns et des autres, invitations acceptées et rendues, échange de petits cadeaux que la dureté des temps réduit à des provisions de bouche, des vêtements et parfois, des cigarettes, échange de correspondance) ; et les difficultés d’approvisionnement, la cherté des prix, les restrictions, le marché noir, les coupures d’électricité, d’eau et de gaz, avant que ne surviennent les alertes, les bombardements et l’insécurité. Autrement dit, l'expression d'un rang social et les atteintes qu'il subit.

Le courrier pouvait être contrôlé, et ce fut le cas pour une lettre postée dans l’Allier le 2 avril 1942. Cependant, aucune de ces 85 lettres ne cite le maréchal Pétain et son administration. Des opérations militaires, les correspondants de Mme Gavard ne mentionnent que les bombardements qui risquent les toucher et « nos jeunes compatriotes tombés sur le front russe » (lettre n° 8), dans lesquels on peut reconnaître les « jeunes et vaillants défenseurs de la Liberté » de la lettre n° 4, c'est-à-dire des jeunes Français engagés dans la Légion des Volontaires Français contre le Bolchévisme. Pour Mme Gavard et ses correspondants, les patriotes, ce sont eux. Il faut noter ni l'armée allemande ni les services nazis d'occupation ne sont mentionnés.

Citant le "maquis", la lettre n° 9 reprend la définition même qu’en donnent les propagandes pétainistes et allemandes : « C’est bien souvent contre des bandes internationales qu’ils (les gardes mobiles) se battent et c’est bien triste de voir massacrer de braves Français par ceux qui violent ainsi les lois de l’hospitalité ». Pour ces catholiques fervents, ces « bandes internationales » sans foi ni loi rappelaient les Brigades Internationales qui apportèrent leur aide aux Républicains pendant la récente guerre d’Espagne. La presse française nationaliste de l'époque rendit compte de la destruction d'églises et de l'assassinat de nombreux religieux en désignant, parmi les responsables, des "bandes internationales". La lettre n° 9 part de Tulle le 18 mai 1944, trois semaines environ avant que les Allemands ne pendent 99 otages dans cette ville. Les courriers mentionnant ce drame, s'il y en a eu, ne figurent pas dans le fonds que je conserve. Un thème récurrent de la propagande pétainiste est que l'Allemagne nazie constituait un rempart solide contre le "bolchévisme". Comment réagirent Mme Gavard et ses correspondants quand ils surent que leurs protecteurs exécutaient ceux qu'ils étaient sensés protéger ?  

Mme Gavard et ses correspondants cherchent parfois le sens de ces terribles punitions infligées par Dieu : la guerre d'Espagne et la seconde guerre mondiale (exemple, lettre n° 8). Ce sens est donné, à leur avis, dans la prolifération inadmissible du "bolchévisme". Ces rentiers avaient-ils souscrit des emprunts russes, au début du siècle ? Aucune lettre n'en fait état.

La dernière lettre, datée du 29 décembre 1945 donne une conclusion amère à ces longues années de guerre : « nous voici pire qu’en pleine guerre, et pourquoi ne pas le dire, pire que pendant l’occupation ».

Ces 85 lettres ne contiennent aucune analyse politique. Un vers de La Fontaine les résume : "j'étais là, telle chose m'advint". Chacun s'accommode des contraintes de l'époque au mieux de ses intérêts et dans le cadre des opinions et des sentiments qui lui sont chers.

1 - 3 mars 1942. Lettre à Mme L. Gavard de sa fille près de Montluçon. Je vois que pour le ravitaillement cela devient de plus en plus compliqué, vous n’avez pas de légumes.

2 - 11 mai 1942. Lettre d’Yvette, depuis les environs de Montluçon, à sa grand’mère : Vous avez du avoir une belle manifestation pour Jeanne d’Arc, si je me rapporte au programme du journal (de Bergerac). Ici à la messe, il ne fut même pas prononcé le nom de la sainte, ensuite il y a eu un petit défilé aux deux monuments d’Echassières, devant chacun la musique a joué « la Marseillaise » et ce fut tout.

lettre 1

3 - 23 décembre 1943. Lettre du cousin Florent, de Boulogne, à Mesdames Gavard. Voila bien longtemps que nous n’avons eu de vos nouvelles. Sans doute êtes-vous loin de Bergerac, ayant fui, comme nous, les bombardements et les alertes, dont à Boulogne nous sommes abreuvés. Nous vous espérons en bonne santé, et ravitaillés mieux que nous. Pour nous, nous sommes les trois quarts du temps dans la villa de mes parents en Seine-et-Marne à 37 km de Paris. Là du moins, avons la paix, pas d’alertes, pas de ces lugubres et horribles sirènes, pas de bombardement quant à présent tout du moins ; ravitaillement difficile, certes, mais néanmoins plus facile qu’à Boulogne. Mais, Dieu ! quels prix ! 10 fr le litre de lait, 10 fr le kilo de pommes de terre, 400 fr le kilo de beurre, de 150 à 200 fr et plus le kilo  de viande de boucherie ordinaire c’est-à-dire dans les bas morceaux, 150 fr le kilo de sucre, 100 fr le Brie petit module, 180 fr le grand module et tout à l’avenant.

4 - 26 décembre 1943. Lettre de la cousine Lisa, de Paris, à Madame M. Gavard. Que nous apporte le nouvel an qui se lève ? On entend dire autour de soi que la Paix approche, mais hélas ! Combien tomberont encore de jeunes et vaillants défenseurs dela Liberté… N’avez-vous pas trop souffert de ces premiers jours de froid que nous venons d’avoir ; le manque de combustible augmente encore la souffrance de ceux qui peinent et qui ont tant de mal à se ravitailler.

5 - 29 décembre 1943. Lettre de J. Taboureau, de Paris, à Melle Gavard. Dites-moi, chère Mademoiselle, ce que devient la vie sociale à Bergerac, avez-vous toujours vos visites du dimanche auxquelles vous faites un si charmant accueil ?

6 - 5 janvier 1944. Lettre de la sœur St-Marjolin, hôpital Magnac à Laval, à Mme Gavard. Les meilleurs tempéraments souffrent tous plus ou moins des restrictions causées par les malheurs des temps. Je sais qu’à Bergerac la vie est devenue très difficile ; il en est ainsi dans toutes les villes où les choses atteignent des prix monstrueux.

lettre 2

7 - 7 janvier 1944. 1) Lettre de Françoise à Mme Gavard. Hier je suis allée à Leuroux à pieds (à 6 km du domicile de Françoise), me suis arrêtée chez les Lecoeur. Madame était à Clermont et Monsieur que j’ai vu est à Vichy. A mon retour j’ai trouvé à la salle à manger le chef des chantiers de Bouenat (Boënat), Yvette lui offrait une tasse de thé avec des biscuits. Il était venu nous remercier d’avoir rehaussé de notre présence la veillée de Noël. Tu vois si c’est beau ! Nous avons offert un pot de fleurs à Mme Léontine et tu sais à quel prix sont les fleurs ! Le moindre œillet 30 francs ! Elle n’a pas eu un seul geste gracieux pour moi, trouvant tout naturel que j’aille faire le bouffon. Elle tondrait un œuf. 2) Lettre d’Yvette à sa grand-mère Mme Gavard. Hier le chef de groupe qui nous avait invitées à venir à leur veillée de Noël et à la messe de minuit est venu nous remercier d’avoir bien voulu honorer de notre présence cette fête des chantiers de jeunesse. Je pense que c’est beau, je lui ai offert un bon goûter, c’était vraiment très bien, les jeunes jouaient la comédie, nous lui avons adressé de sincères compliments.

lettre 3

8 - 13 avril 1944. Lettre de Mme Lebigre, d’Agen, à Melle Y. Gavard. Si nous ne vous avons écrit pour les fêtes de Pâques, c’est parce que, jusqu’au dernier moment, nous avions espéré passer la semaine de Pâques à Bergerac, ce qui nous aurait valu le plaisir de vous revoir, mais d’abord le rétrécissement des vacances, puis les événements de Dordogne ne nous ont pas permis ce déplacement qui nous aurait fait tant plaisir. Nous nous étions déjà annoncés au Sauveur et rêvions de ces quelques bonnes journées à Bergerac. Nous avons eu bien peur pour vous tous quand nous avons appris le bombardement que vous avez subi. Heureusement, les renseignements que nous avons reçus là-dessus de notre amie et du Sauveur nous ont rassurés. Que le ciel vous préserve de récidives !... Après avoir payé notre tribut  à la mauvaise grippe qui a sévi, nous nous portons de nouveau bien et, malgré la tristesse des temps présents, nous ne perdons pas confiance en l’avenir. De même que le dur hiver fait place au doux printemps, de même aussi pour nous viendront des temps meilleurs, mais si Dieu diffère, c’est que nous ne les méritons pas encore. Ici à Agen, la vie est aussi mouvementée. Vitres cassées, attentats, alertes, couvre-feu, tout cela sont des choses qui sont devenues à l’ordre du jour. Aussi, on reste bien sagement chez soi. Nous avons été menacés de bombardements, mais heureusement jusqu’à présent Dieu nous a épargnés. Grâce aux pluies récentes, les marchés redeviennent intéressants, mais tout est fort cher. Toutefois, ce ne sont pas les restrictions qui nous ennuient le plus, mais la misère générale, surtout la détresse morale de notre pauvre pays. Et les rares nouvelles qui nous arrivent de notre petite patrie ne sont pas faites pour nous égayer. On souffre beaucoup chez nous, et déjà les listes de nos jeunes compatriotes tombés sur le front russe sont bien longues. Je connais un petit village de 1000 habitants qui compte déjà 11 morts ! Espérons que toutes ces souffrances serviront au rachat de notre pauvre patrie meurtrie.

9 - 18 mai 1944. Lettre à ma bien chère Yvette. « Je vous écris en cette fête de l’Ascension qui devrait être douce autant que mélancolique et qui retentit ici comme ailleurs de tous les fracas. J’entends les commandements des gardes mobiles qui vont et viennent de maquis en maquis, le ronflement de leurs moteurs, les pétarades de leurs motos. Hier il est redescendu d’une échauffourée 3 morts et 3 blessés de la garde sans compter les victimes de l’autre camp. C’est bien souvent contre des bandes internationales qu’ils se battent et c’est bien triste de voir massacrer de braves Français (les gardes mobiles et les miliciens) par ceux qui violent ainsi les lois de l’hospitalité (les maquisards). Si les alertes se font plus rares ici, ailleurs d’autres périssent sous des bombardements inhumains. Et puis la sécheresse, plus d’eau, par conséquent plus d’électricité. On nous la donne le soir au compte goutte. Nous avons le gaz 2 heures ½ par jour et pas de bois. Enfin la gelée est venue détruire ce que la sécheresse aura épargné. Ainsi se réalisera peut-être la prédiction d’un saint homme de Tulle qui après nous avoir prédit la guerre d’Espagne nous annonçait cette guerre et ses suites : la famine, la révolution, la peste. Je ne sais trop quel genre de mort choisir : j’aimerai encore mieux les bombardements. Le dernier a du encore beaucoup vous émotionner toutes les deux. J’ai beaucoup pensé à vous et si je ne vous ai pas écrit c’est que l’existence se complique de jour en jour et d’autant plus pour moi que je suis assez fatiguée en ce moment. J’ai parfois des idées noires accompagnées d’une grande résignation. La vie humaine est peu de chose en ce moment ».

lettre 4

10 - 7 juin 1944. Lettre de Florent à Boulogne, près Paris, à ses cousines, Mmes Gavard. Nos chères cousines. Nous avons été suivis par votre dernière lettre de Boulogne à Esbly, puis d’Esbly à Boulogne. Nous faisons en effet en ce moment de constants allées et venues, tant pour reposer nos tympans abasourdis par les bombardements et les sirènes que nos esprits et nos corps fatigués, oh combien ! Par ces incessantes alertes. / Je vous écris ce mot entre deux trains car je rentre à Esbly ce soir, laissant la garde de notre maison de Boulogne à Geneviève et nos filles, moi, allant garder celle d’Esbly. Nous sommes tous bien inquiets des suites du débarquement. / Que va-t-il arriver ? Que va-t-il durer, surtout ? Nous ne savons que faire et, l’électricité, le gaz et l’eau manquant, c’est la disette et le typhus à la porte de chaque maison. Délivrez-nous, Seigneur, de nos drôles d’amis, de la peste et de la famine ! / Et voilà, chères cousines ! / J’avais commencé cette lettre pour vous causer d’Yvette et de son mariage et je vous cause de bombardement, de typhus et de faim. Drôle de lettre allez-vous me dire. En effet, le désarroi est tel dans nos esprits, que nous finissons par ne plus avoir que de tristes idées fixes. Excusez-m’en chères cousines. 

11 - 16 juin 1944. Lettre de Pauline à sa sœur Odette Gavard à Bergerac. « Je suis agacée. Je viens de voir dans le fond du jardin la femme du cocher qui remplissait un grand sac d’herbes pour ses lapins et nos chevaux ont les prive d’herbe. Je n’ai rien dit mais elle sait que je l’ai vue ».

12 - 29 décembre 1945. Lettre d’E. Saget, d’Arras, à Mmes Gavard. Je ne veux pas tarder à vous remercier de vos souhaits si affectueux et à vous offrir nos meilleurs vœux pour l’année qui va commencer. Parmi tous ces souhaits et ces vœux, il en est qui sans doute ne pourront se réaliser, un surtout qui me tient tant au cœur, vous le devinez, c’est celui qui nous permettrait de nous revoir, mais hélas ! Que d’obstacles s’opposent à ce grand bonheur ! D’abord il y a notre âge à qui les fatigues des voyages sont interdites surtout en ce moment où les trains sont archibondés, puis il y a la cherté de la vie, des chemins de fer, et les maux qui nous affligent en ce moment, notre santé n’est pas merveilleuse depuis quelques temps… Enfin il faut se résigner, on ne peut toujours vivre et la fin de la vie n’est pas belle, et c’est pénible surtout de souffrir si loin des siens, sans affection. / La vie devient de plus en plus triste, nous voici revenus à la carte de pain, notre récolte de blé est déficitaire et nos alliés se moquent de nous et de notre misère, nous les connaissons de longue date et nous ne sommes pas déçus, nous voici pire qu’en pleine guerre, et pourquoi ne pas le dire, pire que pendant l’occupation, le chauffage est inexistant et que de vieillards et de bébés succombent de e fait. Heureusement que jusqu’à présent l’hiver est plutôt doux, mais il n’a pas dit son dernier mot sans doute. Pauvre France qui aurait pensé la voir un jour dans une pareille détresse à notre âge, je crois bien que nous ne la verrons pas se relever. Nos finances sont en lambeaux et cependant les appétits sont féroces. Il n’y a plus rien dans la caisse si ce n’est une dette formidable, et cependant tout le monde réclame, les fonctionnaires mènent la danse et arrivent à leurs fins, mais les malheureux rentiers qu’on a dépouillés et qu’on va encore dépouiller avec cet impôt de solidarité ne peuvent que gémir en silence, quant aux profiteurs et aux trafiquants du marché noir, leur règne n’est pas prêt de finir, on ne fait rien contre eux, c’est une honte et un scandale ! C’est sur cette triste pensée que je vous quitte, mes chères amies, en vous réitérant tous nos meilleurs vœux et en vous souhaitant une bonne santé pendant l’année 1946.

 lettre 5

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