Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Le pays foyen
16 juillet 2012

La route des mulets

Marie-Jeanne Lespine-Parat me pose cette question :

route des "mulets"
Jean aurais-tu des infos sur la "route des mulets" qui partait d'Etampes jusqu'à la frontière espagnole. Info recherchée par un Monsieur de Villefranche-de-Lonchat (24) responsable du musée du même lieu.
Merci d'avance pour ta réponse.

Je n'ai pas d'information sur "la route des mulets qui partait d'Etampes jusqu'à la frontière espagnole". 

Jadis, ânes et mulets furent amplement utilisés comme animaux de bât ou de trait. Un mulet peut porter entre 200 et 250 kilos de charge et longtemps, il fut utilisé pour effecturer des charrois, aussi bien par des paysans que par des seigneurs ou des armées en déplacement.

 

mulet 4

A Sainte-Foy, vers 1900

mulet 5

A Sainte-Foy, vers 1908. Devant la halle aux cochons, une mule attelée à une carriole

Peut-être avez-vous vu des cartes postales montrant une Basquaise ou une Niçoise endimanchées à la mode de leur terroir et juchées sur une mule ou un mulet. C'étaient des images emblématiques d'une région et en réalité, la mule servait au transport des gens et des marchandises.

 

mulet 1

En pays foyen vers 1880

mulet 2

A Barrèges vers 1890

mulet 3

A Eynesse vers 1908

Les mulets, on les produisait sur place ou on les fit venir d'Espagne, d'Aragon, de Catalogne. Le mouvement commercial ne s'effectua pas d'Etampes vers l'Espagne mais bien d'Espagne vers la France. Et ce mouvement n'emprunta pas une et une seule route. Il irriga le sud de la France, du Languedoc à l'Aquitaine. Pendant quelle période et, selon l'époque, avec quelle amplitude ? Je l'ignore.

La France produisit beaucoup de mulets en en exporta.

En 1863, un certain Hector Laurens, qui présidait la Société d'Agriculture de l'Ariège, s'intéressa à cet animal. Il publia un ouvrage étonnant : De l'Agriculture du Point de vue chrétien. Son éditeur est la Société des Livres Religieux, à Toulouse, et mon exemplaire porte le cachet de la bibliothèque du temple de Lagarde, à Saint-Antoine de Breuilh. Ses pages ne sont pas coupées, il n'a jamais été lu.

Ouvrons-le page 196 :

"Le mulet est le produit de l'accouplement du baudet et de la jument; celui du croisement du cheval et de l'ânesse prend le nom de bardot". Hector Laurens ajoute : "Les mulets sont frappés de stérilités" et il précise que la mule, plus calme et douce que le mâle, lui est préférée.

Et Laurens nous donne des informations intéressantes sur les mulets produits en France à son époque :

"Il est bien reconnu que l'élève du mulet est plus profitable qye celle du poulain... Aussi voit-on que dans le midi et dans l'ouest, l'élève des mulets tend à supplanter l'élève des chevaux. La France en exporte annuellement environ 18,000 têtes, dont les deux tiers sont fournis par le Poitou, exportation qui est d'une valeur d'au moins quinze millions de francs. C'est l'objet d'un commerce très-étendu avec l'Algérie, l'île Bourbon, les Antilles, l'Australie. Tous les ans, nous voyons des bandes nombreuses de jeunes mulets, surtout de jeunes mules qui ont toujours plus de prix, sortir de notre pays où des trafiquants espagnols viennent les acheter. Ils ont été, à vrai dire, enlevés à des prix élevés, dans l'automne 1862, et on l'attribue aux commandes qui ont été faites pour notre armée du Mexique".

Mais qu'en est-il de la production française de mulets à d'autres époques ? Je n'ai pas ouvert le Dictionnaire universel d'Agriculture que l'abbé Rozier publia à partir de 1781. Mon exemplaire provient d'une vieille famille de Razac-de-Saussignac. Bien plus tôt, Olivier de Serres consacre quelques lignes au mulet, dans son Théâtre d'Agriculture et Mesnage des Champs; je lis dans l'édition de 1651 :

"Comme de l'autre part, l'Auvergne nourrissant des mulets et des mules en abondance en fournit ses voisins de Languedoc, Dauphiné et Provence; esquelles provinces, tant pour la propriété de la terre, qui n'est généralement des plus grasses, que la disette d'avoine, les mulets et mules sont retenus pour leurs labourages : les boeufs aussi en plusieurs endroits y sont employés".

J'ai vu beaucoup d'archives concernant le pays foyen et jamais de mention de mulets sauf une exception que je signale plus bas. Mais je n'ai pas tout vu.

Au 14ème siècle, le commerce de la laine anglaise vers l'Italie passe par la France. Les navires déchargent la laine sur la façade atlantique. Des concois l'apportent à Narbone d'où elle gagne l'Italie par cabotage. On connaît le nom de quelques marchands et on a pu déterminer à peu près leur parcours dans l'intérieur des terres. Rien n'indique le mode de transport. Le plus "simple" était une caravane de mulets, plusieurs centaines de mulets, ce qui demande une organisation rodée dont on ignore tout.

Les foires médiévales apportent d'autres informations, fragmentaires et je n'ai pas recencé les études publiées depuis l'article novateur de Jean Combes, "Les foires en Languedoc au Moyen Age", paru dans les Annales Economie, Sociétés, Civilisations, en 1958.

Les justices de paix furent établies en 1790 et supprimées en 1958. Leurs archives, quand elles sont conservées, fourniront certainement quelques informations sur les mulets. Il sera question de dommages provoqués par ces animaux : morsures, saccages de plantation, etc. 

Plus près de nous, et cela concerne le pays foyen, la famille Dominique est arrivée ici à la charnière des 19ème et 20ème siècles : elle faisait le commerce de mulets venant d'Espagne et de chevaux. Il reste à interroger les anciens sur la disparition des mulets comme animaux de bât ou de trait.

 

mulet

Les recensements agricoles faits par le Ministère de la Guerre dans les années 1930 dans les communes donnent le nombre de mulets : ils sont encore utilisés, et la Petite Gironde du 21 avril 1937 publie un article sur les "chevaux et mulets". Elle récidive le 11 octobre 1941 avec un article intitulé "l'élevage dans le Sud-Ouest, le mulet". Il n'est évidemment pas question de mulets importés d'Espagne mais de ceux que produisent les haras de Tarbes ou des paysans, en particulier en Poitou. 

Cet article fait une brève mention de "la diminution de la demande espagnole" de mulets produits dans le Sud-Ouest. Il y eut donc envoi de mulets de l'Espagne vers la France, et de la France vers l'Espagne. Constater ces deux mouvements économiques, les définir dans le temps et l'espace, déterminer leurs caractères tout cela demande un travail de recherche considérable.

En pays foyen et ailleurs, mules et mulets reprirent du service pendant la Seconde Guerre Mondiale, l'essence étant devenue rare et contingentée. Les parents d'Hervé Roussel, qui habitaient aux Bournets, à Pineuilh, venaient jusqu'au bourg de Pineuilh dans leur carriole attelée à une mule pour faire leurs commission. Une mule têtue : "quand elle arrivait à la mairie, elle bloquait. Elle ne voulait pas aller plus loin, elle se mettait au fossé, raconte Hervé Roussel. Mes parents l'avaient achetée pour aller au marché. Ils l'avaient acheté à M. Lavenier, de la Roquille. On l'a revendue parce qu'elle était têtue... comme une mule".

Bernard Desplat se souvient qu'après la Seconde Guerre Mondiale, des équipes de débardeurs utilisaient des mulets pour tirer les carrioles avec des arceaux en fer et des treuils auxquels ils accrochaient les arbres : "Je ne sais pas d'où ils venaient, et ils allaient là où le travail les appelait.

A cette époque, le père de Jean-Pierre Mazières habitait à Saint-Sulpice de Faleyrens. "Il labourait avec un mulet, c'est un animal rustique et robuste. Son mulet s'appelait Pompon". 

Mules et mulets appartiennent à des époques qui ne connurent et n'utilisèrent que quatre sources d'énergie : le vent, l'eau, la force animale et la force humaine. On s'attendrait à rencontrer ces animaux tout au long des nombreux romans du terroir publiés depuis les années 1950. C'est à peine s'ils apparaissent au détour d'une page. On attèle la carriole et on prend le départ. L'auteur ne précise pas l'animal qui tire la carriole. Tout est dans l'émotion, la pensée et tout est dans le souvenir d'émotions et de pensées passées. Le factuel tellement important, après tout, l'auteur le présente de façon allusive ou peu. Au lecteur d'admettre que c'est une nécessité et de faire sans. Et pourtant, au 16ème siècle, Olivier de Serres notait déjà : "tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. Vous voulez un exemple, lisez Adeline en Périgord, de Christian Seignol.

Peu de romans du terroir font rarement une place aux mules et aux mulets. Voici une exception, avec La foire aux mules, publiée en 1986 :

mulets 4

Dans Le village romanesque, Rose Marie Lagrave étudie les thèmes se rapportant à la communauté villageoise que présentent 80 romans, environ, publiés dans la décennie 1950. Elle n'a pas retenu mules et mulets, ni, de façon générale, les sources d'énergie qui conditionnaient le travail, la production du nécessaire et de richesses, les communications et les déplacements. Dommage : dans l'après-guerre, de nouvelles sources d'énergie envahissent la vie quotidienne de tous, je pense aux moteurs à explosion et aux moteurs électriques, et supplantent ou finissent de supplanter les anciennes.

La littérature "régionaliste" plus ancienne fait plus de place à ces animaux : Les Lettres de mon moulin, d'Alphonse Daudet, les Contes de Paul Arène, et je n'ai pas relu les souvenirs d'enfance de Frédéric Mistral ni ouvert les petits romans du terroir publiés par Bayard dans l'entre-deux-guerres, qui enracinent ses héros et le lecteur dans sa terre nourricière et dans la religion catholique.

Je prends un livre presqu'au hasard : Les histoires de mon parrain, par P. J. Stahl, qui est le pseudonyme de l'éditeur Hetzel. Des paysages provençaux, dans ces histoire et bien entendu, des ânes, des baudets et des mulets. Voici une illustration de ce livre :

mulets 3

 

Dans le manuel de Pierre Guiral, La société française 1815-1914 vue par les romanciers, rien sur les mulets ni les muletiers. Le plus frappant est l'absence des sources d'énergie et des moyens de locomotion dans la table des matières. Certes, on cite Zola sur le monde du rail et l'automobile avec Jules Romains. Les mouvements amplement décrits par les auteurs du livre, avec Pierre Guiral, sont ceux de la pensée, des opinions politiques, des croyances religieuses et des institutions économiques et sociales. On peut se demander ce qui existe en dehors des mouvements de la pensée ou, pour faire simple, comment constater l'articulation entre la pensée et l'action. Histoire de partager des moments de vie quotidienne.

Qu'apporteraient des ouvrages sur Le village imagé et La société française, 1815-1914, vue par des peintres, des graveurs et des dessinateurs ? Voyez des cartes postales montrant Paris au début du 20ème siècle : dans ces avenues et ces rues larges, peu de véhicules et de passants, une majorité de véhicules hippomobiles et les voitures sont l'exception. On est économe de tout y compris des déplacements, encore assurés par la traction animale.. Ce n'est pas nouveau : à la fin du 18ème siècle, Necker faisait ce constat à propos du terroir.

Dans les années 1950, mules et mulets disparaissent de la vie quotidienne en laissant peu de traces dans l'histoire, dans la littérature ou dans l'imagerie.

 

lastscan

Le muletier espagnol. "Souvenir de la Sierra-Nevada, tableau d'Eugène Giraud
exposé au salon de 1850-1851

Musée de Familles, mai 1851

Aujourd'hui, voitures, camionettes, camions et semi-remorques se chargent de charroyer les marchandises. Il reste quelques ânes et mulets en pays foyen. Un agriculteur en possède plusieurs, à Razac de Saussignac. Il les bichonne et parfois, il les attèle à un tilbury pour se promener.

Marie-Jeanne, pour revenir à ta question, il n'y eut pas "de route des mulets d'Etampes à l'Espagne" mais , pendant des siècles, des exportations importantes et continues de mulets, de l'Espagne vers la France, et aussi, du Sud-Ouest de la France et jusqu'au Poitou vers l'Espagne; ces flux économiques empruntant une multitude de routes. Et puis, ces animaux furent aussi produits et utilisés sur place. Ici et là, mules et mulets furent des auxilliaires importants des transports et des travaux agricoles et forestiers.

Enorme travail de recherche en perspective !

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
Archives
Derniers commentaires
Le pays foyen
Newsletter
Publicité